Tanger-France
On s’était laissés au Maroc, sur les hauteurs de la ville avec un piano posé là-haut, tout en haut, face à l’Espagne, 12 kms en face.
Ca-y-est, c’est décidé: on a pris nos billets de bateau. Après un bon mois ici, on décide de s’embarquer pour la France.
Avant de d'embarquer, Adam, de l’association Cospe, nous a invité à partager un couscous traditionnel avec sa famille, le couscous de la maman ! Excellent. Rendez-vous donné à 10h, le temps de préparer le couscous, mais surtout d’aller chercher les ingrédients qui vont bien... On a fait les 4 coins de la ville pour les trouver : la préparation du couscous ici c’est tout un rituel, la préparation dure des heures, le savoir-faire est un art.
On fera le trajet de Tanger jusqu’au port en camion. Trajet effectué avec Abdoullah, le même chauffeur, qui avait tenté de nous amener à Tanger-Med, un mois plus tôt. Le grand sourire, on embarque le vélo qui est toujours très fragile et plus qu’incertain. On se demande à chaque mètre si une roue ne va pas lâcher, ou les freins..Enfin, on est plutôt sur le qui-vive. On n’aura pas trouvé les pièces ici pour réparer les roues correctement (une bonne trentaine de rayons reste à changer, les plaquettes..). Le chauffeur est un type super sympa. La tranquillité, le sourire et toujours une p’tite blague pas loin.
Direction Tanger-Med, à 40 kms de Tanger ville, donc, avec la France comme nouvel horizon. On prend la petite route qui longe la côte, vallonnée, magique. Cette route, Abdoullah la connait bien, il la prend très souvent car il assure les transports de marchandises entre les deux points. Il est tangérois de naissance, ce qui est très rare, nous explique-t-il : dans les années 70, il y avait seulement 50 000 habitants ici, contre 1 000 000 aujourd’hui.
Arrivée à Tanger-Med, le nouveau port : Un immense chantier, 3 ports sont ici en construction. Ça fourmille. On décharge comme on peut, sur un talus de terre battue, avec des bouts de planches, qu’on trouve à proximité.
Il fait chaud, on salut Abdoullah et on se dirige vers la gare maritime. On a notre ticket pour la France dans la main, ça fait réfléchir. Chaque moment nous rapproche de plus en plus de notre bon vieux pays, qui nous paraît à des années lumières, depuis qu’on a fait le grand saut à dos de piano, et en même temps, qui n'a jamais cessé d'être à deux pas. A deux pas, dans le mental, à deux pas, dans notre manière de vivre avec les mêmes codes, en Europe, à deux pas, géographiquement, avec tous ces transports qui bouillonnent dans tous les sens tous les jours.. Validation du ticket auprès de la compagnie Comarit, puis on passe la douane. Les gens nous regardent avec un grand sourire. Vient notre tour. Les douaniers sont super sympas (comme tous ceux des frontières qu’on a traversé d’ailleurs..). Ils nous questionnent, questions plus personnelles que professionnelles, petite séance photo. Puis on se dirige vers l’entrée du bateau. On est en avance, dans 2h on sera sur le pont, à regarder l’eau salée depuis le haut.
Les voitures commencent à embarquer. Nous sommes postés à droite de la porte, on est sensés être les derniers à entrer...
« Bonjour ! Alors comme ça, vous transportez un piano sur un vélo ? ».C’est le commandant du navire.. On restera à discuter au pied du bateau une bonne demi-heure. Il habite Marseille, (quand ce n’est pas un petit bateau, qui le conduit dans tous les recoins secrets de la belle bleue, avec sa femme). A la retraite, mais il exerce toujours. Il ne peut pas se passer de la mer, mais sur le ferry, « il prend la place de personne ». Un homme comme on en rencontre pas tout les jours. Malgré son poste à responsabilité, il reste disponible, à l’affût, attentif, présent : le charisme qui n’écrase pas et qui force le respect..
Il nous fait embarquer immédiatement sur le bateau, quelques marins nous poussent pour monter sur le ferry : le « fameux » Biladi. Le soir même, on est invité au carré du commandant, avec l’équipage. On pose les valises et on monte sur la passerelle du commandant pour assister au départ.
Voyager en bateau nous fait entrer dans un autre espace-temps, un temps qu’on adore. A chaque fois qu’on est monté sur un ferry, le sentiment troublant de se sentir en mouvement, sans les jambes qui œuvrent pour pédaler..Ça nous provoque une sensation de voyage vraiment différente, des vacances, qu’on ne se lasse pas d’apprécier. On se laisse guider, comme deux gosses. C’est le 7ème ferry depuis le départ. Celui qui marque le retour au pays. Dans le grand salon, les mondes se croisent, on est tous dans le même acquarium, propice aux rencontres, une communication plus spontanée. Ici on est encore un peu au Maroc. Il y a une mosquée à bord.
36h de traversée, 2nuits.
La vue de la France, et la manœuvre d’arrivée dans le port de Sète, on voit tout ça depuis la Passerelle (cabine de pilotage). Des larmes qui tambourinent sur les joues. J’avais oublié que c’était si fort de revenir.
Le débarquement
La fin de l’expédition Pianotrip relève de l'anthologie. Le capitaine nous a prévu un container ( !!) à l’arrivée pour laisser le vélo quelques jours, afin d’aller chercher des pièces neuves (rayons, jantes). A notre retour, à peine sorti du container, Le Janot (triporteur) a mis un terme à son épopée, en direct : une petite marche de 10-15 cm, comme on en a passé des centaines depuis le début.. Une toute petite marche qui fait que le moelleux de roue droite s'est brisé en solo. Les vis qui tenaient la roue au moelleux ont cédé, à même le sol. Une cassure nette, pile, dans l'enceinte sécurisée du port, comme un cadran de montre qui s'arrête avec une fissure, voici que j'envisage ce qui n'est pas visible de l'oeil mais qui clignote de partout dans l'air, et qui nous entoure: la ligne d’arrivée de ces 7000 kms en musique...
Avant de s’activer sur le qui-vive pour trouver au plus vite des cales et éviter un retournement dévastateur, on assiste, le souffle coupé, à un arrêt physique instantané, à une arrivée jusque-boutiste ; une arrivée à temps réel, qui vient confirmer le caractère assez hors- norme de ce qui nous a tenu et traversé, sur les routes. Nos corps et esprits sont fatigués, on ne le savait pas encore, mais on a fini par (y) arriver. On est là, à regarder l’embarcation qui vient de marquer l’arrêt du trip, pas mal épuisés, troués d’images, de musiques, et d’émotions assez diverses. Contents de s’être écoutés, sur le choix du billet retour en France.., Nous sommes encore en Zone internationale, la dernière blague de ce trip, qui aura toujours fait les choses à sa manière, à la fois ni queue ni tête et si infini de sens. Un douanier passe, s'arrête, La chair de poule lui court sur les bras, il nous les montre, hébété « je crois qu’il vient de se passer un truc de fou..Vous..Vous avez dû vivre un truc de fou depuis tous ces mois, ça me hérisse de partout ! » C’est à peu près cela, Monsieur.
Un dernier air sonne au piano. Le dernier qui s'est ajouté au répertoire, en cours de route..Il résonne comme un ultime clin d'oeil à l'imprévu qui colle, dans toute sa nature, au temps du présent : « Le Marin », d'Alain Souchon.
On l’aura fait ce tour d’Europe.
Et maintenant, c'est par où la suite?